Wednesday, January 13, 2016

Guy Debord, satiété du spectacle

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GUY DEBORD, SATIÉTÉ DU SPECTACLE

Par Frédérique Roussel— 23 décembre 2015 à 19:41

Grâce à des archives exploitées pour la première fois, l’universitaire Jean-Marie Apostolidès dévoile la face cachée du situationniste, loin du mythe que le révolutionnaire s’était créé.

Guy Debord (1931-1994, au centre) lors du 3e congrès de l'Internationale situationniste a Munich en, Avril 1959 . Photographie anonyme. Italie, Turin, Collection privée.

Guy Debord (1931-1994, au centre) lors du 3e congrès de l'Internationale situationniste a Munich en, Avril 1959 . Photographie anonyme. Italie, Turin, Collection privée. Photo Electa. Leemage










Qui était vraiment Guy Debord ? Le penseur révolutionnaire, qui s’est suicidé en 1994, a maintenu le secret sur une partie de son existence. Il a construit son propre mythe. Plus de vingt ans après sa mort, le mystère et l’interdit semblent toujours peser sur des pans de sa biographie. Le diable étant dans les détails, ceux-ci taraudaient Jean-Marie Apostolidès qui avait déjà érigé un marbre ambivalent à cet homme intrigant, les Tombeaux de Guy Debord, en 1999. Il y faisait une analyse littéraire des procédés de composition des écrits de l’auteur de la Société du spectacle,comme le détournement. Il reconnaissait déjà que sa fascination pour Debord provenait de l’impossibilité de saisir totalement l’œuvre. Il en était de même du parcours intellectuel ou de la vie intime. «La part d’ombre et la mythologie héroïque entourent la vie de Guy Debord. Elles sont une incitation à chercher ce qui se trame derrière les silences ou les récits mythologiques de ceux qui l’ont approché», explique le professeur de littérature à Stanford (1).
Difficile de se contenter de cet aveu de frustration pour justifier ce travail de dévoilement intensif et impressionnant que mène l’universitaire au parcours original et à l’œuvre éclectique. S’il n’a pas connu Guy Debord, Apostolidès a trouvé chez lui des outils de réflexion pour son premier livre (le Roi-Machine, 1981) publié par Jérôme Lindon qui raya rageusement l’exergue tiré dela Société du spectacle (2).
Sa génération a ainsi été durablement marquée par le situationnisme, produisant des inconditionnels radicaux et des procureurs haineux. Lui-même paraît éprouver des sentiments mélangés, entre admiration et répulsion. Le plus insupportable peut-être est que Debord, ce révolutionnaire revendiqué très tôt, demeure comme l’icône rigide du possible renversement de la société, alors que son parcours montre qu’il a beaucoup improvisé au gré des événements.
Chercheur atypique et déterminé, Jean-Marie Apostolidès ne pouvait pas se contenter de ces sortes d’impasses du portrait. Avec Boris Donné, ils avaient déjà déchiffré la mécanique des détournements et sorti de l’ombre une des étoiles filantes des débuts de la galaxie lettriste, Ivan Chtcheglov (Ivan Chtcheglov, profil perdu, Allia, 2006). On pouvait presque douter que ce dernier, que Debord considérait énormément, ait réellement existé tant sa trace était infime.

Coups de canif

Les archives viennent aujourd’hui combler petit à petit les blancs. Il y a celles que Debord avait préparées lui-même avec sa femme, Alice Becker-Ho, et donc écrémées. Acquises en 2010 par la Bibliothèque nationale de France, elles ont fait l’objet d’une exposition en 2013 («l’Art de la guerre»). Signe de cette reconstruction pré-mortem : Debord n’a conservé qu’une seule lettre d’Isidore Isou et détruit ainsi «toute trace de son affiliation au mouvement lettriste», remarque Apostolidès. Il y a aussi de nombreux papiers personnels d’autres protagonistes, recueillis à Montréal, Amsterdam et aux Etats-Unis. La bibliothèque Beinecke à l’université Yale en particulier en accumule des monceaux : fonds Asger Jorn, Gil Wolman, Jacqueline de Jong, Attila Kotányi, autant d’ex-situationnistes. Ce n’est sans doute pas fini : beaucoup de textes, lettres et œuvres du maître et de sa galaxie se cacheraient encore dans la nature.
Un des derniers trésors acquis en 2013 par Yale se trouve dans l’intégralité des archives de l’écrivain et activiste Gianfranco Sanguinetti, branche situ italienne, auteur du Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, sous le pseudonyme de Censor, et traduit par Debord chez Champ Libre en 1981. Apostolidès a été le premier à ouvrir la cinquantaine de cartons Sanguinetti, découvrant notamment«avec stupeur les dessous de l’affaire Riesel», figure du mouvement des occupations de Mai 68 et violemment exclu en 1971. Etrange passage de relais des proches de Debord, qui laissent à la postérité le soin d’analyser le rapport qu’ils ont eu à lui, sans pour autant anticiper les coups de canif qui pourraient abîmer l’image. Mais, comme avec Ivan Chtcheglov, la variété des sources permet au biographe de réhabiliter le rôle des protagonistes de l’Internationale lettriste et de l’Internationale situationniste (IS). Elle permet aussi de mesurer l’exceptionnelle postérité de cette avant-garde et sa réception anglo-saxonne, sur lesquelles se penche notamment Anna Trespeuch-Berthelot (3). Le roman de la vie de Guy Debord, qui voulait faire de sa vie une œuvre d’art, s’en trouve humanisé. Et de fait, avec la voix de tous ceux qu’il a évincés parfois sans ménagements, il en est que plus terrible et cruel.
Les faits que le biographe a déterrés dans les correspondances et les écrits des autres peuvent détruire l’idée que l’on se fait de Guy Debord. Cela a modifié en tout cas son point de vue à lui. Même s’il avance en préface avoir adopté une neutralité bienveillante, son récit dresse un portrait à charge, accumulant les faits, recoupant les lettres et les témoignages. Noircir le monument n’allait pas de soi. «On risque de désespérer des jeunes gens aux idéaux généreux, qui voient en lui un modèle intellectuel, le seul peut-être leur permettant de croire à un changement possible de société.» Pour trancher le dilemme, Jean-Marie Apostolidès a choisi l’honnêteté intellectuelle au risque de s’attirer les foudres des pro-situs, des exégètes et de pointer les paradoxes d’un révolutionnaire qui n’a pas vécu comme il disait qu’il vivait.

Forteresse et fleuve

Sa biographie repose en partie sur une interprétation psychanalytique, tirée d’une enfance mal connue jusqu’à présent. L’histoire personnelle de Guy Debord est très caractéristique : orphelin à 6 ans de son père (qui «occupe dans le psychisme de son fils le statut de fantôme»), il a été élevé sur un piédestal par sa grand-mère maternelle, sorte de reine au centre de la toile familiale. Sa mère, Paulette, a deux autres enfants avec un Italien, puis se remarie avec un notaire cannois, Charles Labaste, qui adopte ses demi-frère et demi-sœur. Guy Debord se retrouve vivre avec sa grand-mère. Elevé par des femmes et sans visage paternel, il a été pris dans une opposition entre le dedans et le dehors, qu’Apostolidès définit comme la forteresse et le fleuve. La forteresse, c’est la maison où il est enfermé sous l’égide du féminin ; le fleuve, de l’autre côté, c’est le monde extérieur, la rue, où «les images masculines circulent en liberté», les bandits, les escrocs, les révolutionnaires, etc., et où il peut prendre la main. «Pour s’imposer dans le monde masculin, il faut de venir chef de bande.» A la fin de sa vie, c’est la forteresse qui l’emporte, quand il se retire du monde à Champot, dans sa maison de Haute-Loire, avec sa seconde épouse. Le livre évoque aussi ses relations incestueuses avec sa demi-sœur, Michèle Labaste, son rapport plus global aux femmes et à la sexualité. A peu près au moment où intervient la dissolution de l’IS en 1972, le couple a mis en branle une «théorie des marsupiaux», sorte de«théorie de la servitude (sexuelle) volontaire», qui «représente l’envers de la théorie du spectacle, sa face cachée».
Le plus intéressant dans la construction de la personnalité de Debord se trouve sans aucun doute dans le jeu comme mécanisme d’appropriation. Dans la maison de Cannes, l’adolescent découpe des images dans les livres. «Loin d’être insignifiante, découper constitue une activité fondamentale qu’il pratiquera jusqu’à la fin de sa vie.» Certaines de ses œuvres seront conçues ainsi, comme Mémoires«Il s’agit à chaque fois de reconstruire le réel afin de le contrôler, de créer un nouvel assemblage qui réponde aux besoins ou aux fantasmes du découpeur.»
L’autre partie du jeu, prolongation du découpage, consiste à s’approprier des personnages «qu’il intègre à son noyau psychique intime afin de créer ce qu’il appellera plus tard un moi mythologique». Ainsi s’est-il bâti, avance Apostolidès, un«moi mythologique», fait d’absorptions, de récupération, d’emprunts à des personnalités comme Lautréamont, Fu Manchu, Saint-Just… Leur origine ne compte pas. «Debord ne lit jamais un livre pour lui-même, il ne voit jamais un film pour comprendre l’univers fictif d’un artiste. Chaque œuvre est appréciée en fonction de sa capacité d’enrichir le moi mythologique.» Ce qui compte, c’est ce qui est produit, à travers les détournements, les sédimentations et qui édifie une image pour les autres et une œuvre originale. C’est aussi une façon de ne pas prendre la société au sérieux et d’avoir prise sur elle.

Mécanisme des exclusions

S’il s’échafaude individuellement (en stratège), Guy Debord apparaît essentiellement comme un homme de groupe. «Il a besoin des autres pour exister comme individu singulier et pour devenir lui-même.» De fait, tous les chapitres du livre, sauf le dernier («Le vieux dans la montagne», illustrant la réclusion de fin de vie à Champot), renvoient à cette nécessité de groupe par leurs titres : «la famille», «la bande», «le mouvement», «la secte», «la horde», «l’armée des ombres». Et c’est autour de lui que tout doit tourner, d’où le mécanisme des exclusions pour lequel il est réputé. «Pour comprendre le sens des exclusions, il faut les analyser comme des exécutions publiques. Guy-Robespierre a besoin de "sang" pour donner à sa fondation une apparence religieuse, au sens le plus profond du terme, et assurer son pouvoir personnel.»
Les passages de mises à mort, comme celle de René Riesel, sont nombreux et documentés. Par le biais de nouvelles sources qui éclairent certaines péripéties, il y a beaucoup à apprendre de cette biographie pour ceux qui veulent avancer dans l’enquête sur le cas Debord. Le masque du révolutionnaire cache, aux yeux de Jean-Marie Apostolidès, un moraliste du XXe siècle. Cette nouvelle pierre dans la connaissance historique de Guy Debord, travail considérable, vise aussi à rendre la figure vivante, susceptible d’être questionnée par la nouvelle génération. Paradoxalement, avec cet éclairage, elle pourrait lui donner l’élan d’en revenir aux textes.
(1) Lire l’entretien sur Libération.fr.
(2) Entretien avec Jean-Parie Apostolidès par Alexandre Trudel,revue Post-Scriptum.
(3) L’Internationale situationniste, de l’histoire au mythe (1948-2013) d’Anna Trespeuch-Berthelot (PUF, 564 pp., 29 €).
Frédérique Roussel

Jean-Marie Apostolidès Debord : Le naufrageur Flammarion «Grandes biographies», 592 pp., 28 €.

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